6. La perception des actrices et acteurs locaux
En termes d’impacts engendrés par la globalisation des marchés, les avis les plus concordants recueillis auprès des actrices et acteurs rencontré(e)s peuvent se résumer en ces points suivants:
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Tout d’abord, ils dénoncent les menaces que comportent les pratiques des chinois et coréens qui ciblent exclusivement l’otolithe (plus particulièrement) et la sole sur l’écosystème marin. Selon ces derniers, si aucune mesure efficace n’est prise de manière urgente, il faudra s’attendre à un effondrement des stocks d’otolithe par surpêche dans le moyen, voire court terme, car déjà une partie importante des mises à terre visibles est constituée par des juvéniles (petites tailles). En outre, la valeur des prises couvre parfois guère les coûts de la marée de plus en plus longues. Des marées plus longues engendre le besoin d'acheter davantage de glace coûteuse en réduisant ultérieurement la rentabilité. C'est une spirale néfaste en dépit d'une expérimentation accrue sur comment réduire la quantité de glace sans porter atteint à la fraicheur du poisson. Les locaux sont d’autant plus préoccupés par le sort réservé à ces espèces quand ils s’aperçoivent que cette forte pression sur l’otolithe tend à se synchroniser à l’échelle de la sous-région (les mêmes armateurs étant opérationnels en Guinée Bissau). Aussi, l’opacité caractérisant les filières asiatiques et libanaise pose un problème de gestion, de gouvernance des pêches et de traçabilité des produits qu’ils pêchent et exportent.
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Au-delà de l’impact négatif sur la ressource de cette surcapacité de pêche, d’autres conséquences directes en découlant ont été soulevées: d’abord pour les femmes, les changements intervenus dans la structure de la propriété (contrôle progressif des moyens de production par les asiatiques et les libanais) impactent sur l’organisation sociale dans la mesure où les conditions d’accès aux produits ont changé. En effet les possibilités d’achat à crédit et d’obtention de prix préférentiels auprès des pêcheurs sont de moins en moins de rigueur. De même, plusieurs femmes qui s’approvisionnaient auprès des pêcheurs à même le port sont obligées de se rendre au marché de KENIE à quelques encablures de là où les asiatiques mettent en vente leurs prises accessoires dénommées « poisson africain ». Cette nouvelle donne a des effets négatifs directs sur l’organisation du travail (plus de temps imparti à l’achat du produit dans une ville connue pour ses embouteillages) et par conséquent des coûts de transaction plus élevés).
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Une autre préoccupation rencontrée a trait aux impacts du développement des exportations sur la sécurité alimentaire. Lors d’un passage dans un des restaurants en plein air ne servant que du poisson accompagné de Aloko vers un lieu de la capitale assez célèbre appelé Brikomomo, Madame Fofana, tenante du lieu, disait :
« Il y’a encore sept à huit ans, nous achetions du poisson entassé à même le quai que nous nous chargions de mettre dans nos bassines. Mais depuis, je ne vois que du poisson déjà emballé en carton et le plus souvent congelé, que nous devons par conséquent dégeler avant de le cuisinier. Aussi, nous ne savons plus d’où ça vient, qui l’a pêché même si au fond, nous sommes sûrs que cela vient des eaux de Guinée. Mes clients commandent des portions plus petites qu’avant car le poisson est devenu cher. Je ne comprends pas pourquoi le poulet que nous importons congelé peut être parfois moins cher que le poisson alors que nous sommes entourés des deux côtés des ports de Boulbinet et Taminataye. Moi, je sais que si le poisson est devenu cher, c’est aussi parce que tout part à l’étranger et cela va poser problème parce que les gens ne pourront plus continuer à manger. Regardez la quantité de petits maquereaux et chinchards que je sers aujourd’hui et tout est acheté par des clients dont certains préféraient rester à jeun que manger ces deux espèces. Peut-être qu’il y’a des ethnies qui adorent ça mais ici au restaurant cela n’a jamais été le plat alors que maintenant……. ».
Nous nous approchons donc à une situation similaire qu'au Nigeria où des quantités importantes de « poisson africain » congelé en vrac par des navires industriels compensent la raréfaction du poisson dans les eaux du pays face à une forte demande. Avec la différence que les eaux guinéennes et de tous ces voisins au nord d'Afrique étaient parmi les plus poissonneuses du monde, mais que la pêche INN y provoque une surpêche qui se généralise. Ainsi les espèces en haute valeur marchande internationale dont les populations sont déjà fort réduites ne sont accessibles que par les riches – qu'ils soient au pays ou à l'étranger. Les petits pélagiques souvent pris au Sénégal et en Mauritanie – heureusement de bonne valeur nutritive – restent encore à la portée des populations tant qu'ils ne sont pas réduites en farine et huile de poisson pour nourrir le saumon et d'autres espèces carnivores engraissées dans les cages p.ex. en Norvège ou plutôt en Chine.
Ceci constitue un argument supplémentaire pour les partisans d’un choix de développement qu’il faudrait accorder à la pêche artisanale. Cette appréciation met en avant qu'en tant que chaines de valorisation économique ancrées localement, la pêche artisanale distribue relativement mieux les coûts et les bénéfices que la pêche industrielle. Ceci est en contreposition à une approche pouvant être associée à une sorte de mythe comme quoi le développement de ce secteur devrait passer par son industrialisation à outrance (l'ensemble des phases, de la capture à la valorisation et commercialisation des produits). Il en est ainsi du cas du Sénégal où, dès les indépendances en 1960, les autorités avaient fondé tout leur espoir sur l’industrialisation de la pêche artisanale jugée comme « vouée à sa propre disparition ». Mais cette assertion n’a pas résisté à l’analyse des faits quand on constate aujourd’hui la place de la pêche artisanale dans l’économie globale des pêches de capture (ex : pas moins de 65% des volumes exportés par les usines proviendraient de la pêche artisanale). J.P. Chevaux, dans l’un de ses travaux parlait, en faisant allusion au dynamisme de cette pêche artisanale de « Développement sans développeurs ».
En revanche, la pêche illicite, non-déclarée et non-règlementée (INN), pratiquée notamment par des navires industrielles tout venant qui sont responsables de la moitié des captures dans la sous-région et plus du trois quart pour la seule Guinée, compromet la ressource à un point tel que l'économie locale et sous-régionale basée sur la pêche artisanale risque de se casser la figure, comme le démontrent les prises par unité d'effort en baisse significative. (1, 2, 3).
Dans un contexte ouest africain où les autorités sont encore à la recherche de moyens financiers pour accompagner la décentralisation, la pêche artisanale, de par les perspectives qu’elle offre à partir de ce que nous avons vu sur le port de Boulbinet, pourrait être une bonne source d’inspiration pourvu qu'elle soit protégé de la concurrence déloyale des industriels. En effet, comparé au port de pêche industrielle localisé à quelques encablures, Boulbinet comme tous les ports de pêche artisanale a les avantages suivants (i) l'ouverture au public donnant ainsi cette possibilité d’y mener des activités génératrices de revenus pour des milliers de personnes sans autre alternative (ii) l'« atomicité » accordant des perspectives pour le développement local distribué en comparaison aux ports industriels localisés dans un et un seul site vu l'investissement en dur nécessaire et dont les bénéfices sont appropriés par peu de propriétaires et investisseurs.
(1) Belhabib, D., Doumbouya, A., Diallo, I., Traore, S., Camara, Y., Copeland, D., Gorez, B., Harper, S., Zeller, D. and Pauly, D. (2013). Guinean fisheries, past, present and... future?. pp 91-104. In: Belhabib, D., Zeller, D., Harper, S. and Pauly, D. (eds.), Marine fisheries catches in West Africa, 1950-2010, part I. Fisheries Centre Research Reports, 20(3). Fisheries Centre, University of British Columbia, Canada [ISSN 1198-6727]. Voir graphique avec captures entre 1950 and 2012 à moduler selon différents critères de recherche.
(2) Belhabib D, Sumaila UR, Lam VWY, Zeller D, Le Billon P, Abou Kane E, et al. (2015). Euros vs. Yuan: Comparing European and Chinese Fishing Access in West Africa. PLoS ONE, 10(3): e0118351. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0118351
(3) Belhabib D, Sumaila UR and Pauly D (2015). Feeding the poor: Contribution of West African fisheries to employment and food security. Ocean & Coastal Management, 111:72-81. https://doi.org/10.1016/j.ocecoaman.2015.04.010