Cet entretien a été effectué dans le cadre des efforts de Mundus maris de donner une voie aux femmes dans la pêche artisanale afin de renseigner au moyen de mini reportages, interviews et, si possible de quelques vidéos courts, sur leur vécu quotidien dans « l'environnement englobant » changeant. Comment les femmes vivent les différents impacts de la globalisation et quelles initiatives propres elles prennent pour faire face, afin de se maintenir dans cette activité. A l’issue d’une réunion à laquelle le vice-président de Mundus maris, Aliou Sall, était invité début 2018 par le Groupement d'intérêt économique (GIE) PARASE dont Khady SARR est la secrétaire générale, que l'entretien a eu lieu (voir ci-après).
MM: Toutes mes félicitations pour ces initiatives que vous prenez. Je souhaiterais que vous me parliez plus en détail de quelques points qui ont le plus attiré mon attention lors de cette réunion riche d’enseignements pour moi et notre association Mundus maris. Mais pour commencer, ce serait peut être bon de vous présenter.
K.S.: Je suis originaire de Hann Pêcheurs. Je sais que ce n’est pas à vous que je vais me présenter car vous connaissez ma famille et surtout mon père El hadj Mbaye SARR. Nous faisons partie des premières familles de pêcheurs à s’installer à Hann. Je suis mareyeuse de profession, un métier que j’ai hérité de ma mère qui l’a exercé toute sa vie durant. Je suis secrétaire générale du GIE PARASE et gérante de la Mutuelle des femmes du GIE.
MM: Pourriez-vous nous parler de toutes ces contraintes que vous devez surmonter dans les domaines suivants qui m’ont le plus marqué lors de la réunion? Commençons par vos conditions d’accès à la matière première. Y’a-t-il des changements sous ce registre ?
K.S.: Etant vous-mêmes de cette communauté, vous savez que traditionnellement, dès le retour des pêcheurs à leur port d’attache, la mise en vente de l’intégralité des prises était confiée à une femme de la concession familiale. Il peut s’agir de l’épouse du pêcheur, sa mère ou une autre femme faisant partie du même « noyau lignager ». Cette même femme chargée de l’écoulement de la prise, prenait aussi toutes les dispositions nécessaires afin d’assurer à l’unité familiale les fonds requis pour le pré–financement des sorties. Quel que soit le résultat des opérations de pêche (bonne sortie ou retour au quai sans poisson), les femmes issues de nos communautés ont toujours contribué à maintenir l’unité familiale, permettant au pêcheur de se maintenir dans l’activité.
Ceci a toujours été possible grâce aux revenus que nous tirons traditionnellement de nos activités, à l’épargne que nous mobilisons à partir de nos tontines et diverses formes diverses de contributions à partir de notre propre patrimoine familial. Cela peut aussi amener à solliciter un parent en cas d’urgence pour pré-financer une sortie au cas où la femme responsable de la commercialisation ne dispose pas d’argent cash. Notre traditionnel rôle de premier maillon de la chaîne en tant que personne chargée de la vente concernait aussi bien les espèces démersales d’exportation que les espèces pélagiques à moindre valeur commerciale destinées au marché national. Jusqu’à une période relativement récente, si on la replace dans la trajectoire des pêcheries artisanales ce statut dont nous jouissions a complètement évolué à notre défaveur.
MM: C’est-à-dire?
K.S.: Nous avons perdu de nos prérogatives et cela s’est opéré avec des changements profonds dans la relation si étroite que la femme (d’une communauté de pêcheurs) entretenait traditionnellement avec le pêcheur, c’est-à-dire l’unité de pêche de sa même famille. La tendance qui s’est installée depuis ces huit / dix ans et qui va se développer est que, à quelques exceptions près, l’écrasante majorité des femmes n’ont plus la priorité sur les prises de leurs unités familiales. Cette tendance a commencé au niveau des unités spécialisées dans la capture des espèces nobles destinées à l’exportation, avant de toucher les unités spécialisées sur les espèces pélagiques, à faible valeur commerciale et destinées traditionnellement à la consommation locale.
MM: Pouvez–vous expliquer en détail comment cela s’opère, le processus ?
K.S.: Il y’a une combinaison de facteurs qui a commencé – et continuera à moins qu’on réagisse – à remettre en cause l'important statut social dont nous jouissons traditionnellement. Vous savez qu’il peut s’agir d’un problème lié à notre conception de la vie, notre culture sinon, nous femmes issues des communautés de pêcheurs, nous n’avions en général rien à envier à d’autres femmes qui s’activent dans autres secteurs comme le petit commerce, l’agriculture, etc.
MM: Ah bon? Pouvez-vous m’expliquer davantage?
K.S.: La preuve en est que nous donnons du travail à des milliers de personnes dont une bonne partie constituée de femmes comme ces écailleuses, entre autres, que vous venez de rencontrer et qui sont membres de notre GIE. Aussi comme vous pouvez le constater de vous-mêmes, une bonne partie de ces femmes, qui achètent et revendent de toutes petites quantités de poisson quotidiennement à même la plage pour en tirer de quoi subvenir à leurs besoins, sont extérieures à notre communauté et viennent de la banlieue (Pikine, Guédiawaye, etc.).
Maintenant, pour revenir sur comment cela s’opère, les différents facteurs qui ont contribués à ce processus de perte progressive de prérogatives, on peut retenir ce qui suit pour essayer de résumer même si ce sera difficile.
Tout d’abord, il faut comprendre que, pour les espèces d’exportation, on a assisté, depuis quelques années, à une baisse des ressources de poissons de fond, combinée à une augmentation des coûts de production. Avant, pour se doter d'une pirogue de ligne glacière, un des types de pêche dédié à cette sous-filière, il fallait un investissement global ne dépassant pas trois millions à trois millions et demi de FCFA tout compris (pirogue, moteur de 40 cv, caisse amovible isotherme, et autres gréements).
MM: Comment ça?
K.S.: Les lieux de pêche n’étant pas aussi éloignés qu’ils le sont aujourd’hui, il nous suffisait en tant que femme de pêcheur de mobiliser un montant variant entre deux cent mille à trois cent mille FCFA au maximum pour assurer les frais de sortie (carburant, nourriture et tout compris). Cette somme n’est pas insignifiante mais vue notre position d’antan, qui était privilégiée en tant que premier maillon de la chaine de mise en vente, bien avant tout autre mareyeur homme ou usinier, les revenus tirés nous permettaient tant bien que mal de gérer la situation. Ceci d’autant plus qu’il s’agissait d’espèces à très haute valeur commerciale qui généraient des bénéfices assez substantiels. Mais vous savez que la majeure partie de ces pirogues de marées comptent maintenant sur les ressources de plus en plus lointaines de leur port d’attache et demandent un capital bien supérieur.
MM: Ce n’est plus le cas donc, expliquez svp.
K.S.: Vous savez, maintenant par la force des choses, malgré la volonté de certains de nos parents pêcheurs à nous aider à profiter au maximum de cette activité, nous avons perdu une bonne partie de cette influence dont nous jouissions dans les circuits de commercialisation des espèces nobles, au profit de mareyeurs et d’usiniers ayant plus d’assise financière. Ceci est rendu d’autant plus compliqué pour nous avec le niveau atteint par les frais de sortie des pirogues qui ciblent ces espèces.
MM: C’est-à-dire? Pouvez-vous être plus précise?
K.S.: C’est facile à comprendre. Le niveau d’investissement n’est plus soutenable par les femmes, qui ne comptent que sur leur propre patrimoine familial et l’épargne que nous réussissons à mobiliser avec les tontines. Avant, même pour les femmes issues de la communauté et de famille ne disposant pas d’une unité de pêche active, il leur suffisait de se débrouiller pour se doter d’une somme variant entre dix mille et quinze mille FCFA, d’acheter quelques belles pièces de poisson qu’elle pouvait revendre à même la plage à des détaillants ou consommateurs de la classe moyenne venant de la capitale et réaliser une marge bénéficiaire par jour de deux mille cinq cent à cinq mille FCFA en moins d’une heure, en fonction des réalités du marché.
En l’espèce de huit à dix ans, le prix de caisse de marée de soixante litres c’est-à-dire environs cinquante kilos d’espèces nobles est passé de soixante-cinq mille ou au grand maximum de cent mille FCFA selon l’espèce à deux cent mille deux cent cinquante mille, voire à trois cent mille FCFA.
MM: On peut ainsi dire que c’est le niveau atteint par l’investissement, qui est le principal facteur expliquant votre marginalisation de ces circuits, remettant en cause vos prérogatives?
K.S.: Non, il y’a bien un autre aspect corollaire à ce renchérissement des coûts des équipements de pêche. Le coût des frais de sortie que la femme assurait traditionnellement n’est plus supportable. Avec l’éloignement des zones de pêche, des marées qui sont passées de deux, trois voire au maximum quatre jours, nous en sommes arrivés aujourd’hui pour les grandes pirogues glacières à des marées de quinze à presque vingt/ vingt-deux jours. Ceci a fait passer les frais de sortie de deux cent à trois cent mille FCFA à plus d’un million FCFA pour ces pirogues glacières que vous voyez en rade là-bas.
MM: Est–ce que c'est quelque chose spécifique à la pêche aux espèces démersales?
K.S.: Non pas tout! Ce contexte si difficile pour les pêcheurs n’a pas du tout épargné la pêche aux petits pélagiques. En effet, les prix des principales composantes de l’unité de pêche (pirogue, filets et moteurs) ont été multipliés presque par deux au moins. Alors qu’il y’a encore huit à dix ans, avec un investissement dont le montant variait entre sept millions et demi et huit millions de FCFA un pêcheur de senne tournante pouvait entièrement renouveler son unité dont les plus grandes mesuraient à l’époque quinze à dix-sept mètres. Les frais de sortie (frais de carburant notamment) excédaient à peine vingt à trente mille FCFA. De nos jours, il faut un minimum de dix-sept à vingt millions millions de FCFA voire plus pour se doter d’une unité de senne tournante avec des pirogues de 21 à 23 mètre de long, utilisant des moteurs de plus en plus puissantes. La tendance est à la généralisation de l’usage des moteurs Yamaha de 60 à 65 cv.
Ce nouveau contexte ne peut ainsi jouer qu’à notre défaveur et au profit d’opérateurs ayant une assise financière plus solide, notamment des mareyeurs. Avec les mauvaises campagnes de pêche aux pélagiques que nous connaissons depuis quelques années, se traduisant par soit un décalage dans la saisonnalité, soit une baisse des débarquements, cela n’arrange pas les choses. Aussi avec les relations étroites que les femmes gérantes d’unités familiales entretenaient avec les gérants de stations de carburant, ils acceptaient de livrer à crédit, jusqu’à ce que notre pirogue réalisait un bon chiffre d’affaire. Ceci n'est plus le cas. Tout cela a contribué à la précarisation de nos conditions.
MM: Y’a-t-il d’autres impacts engendrés par ce contexte que vous décrivez?
K.S.: Contrairement à ce que les gens, qui vivent loin des communautés de pêcheurs pensent, nous jouissons traditionnellement d’un statut meilleur que les autres femmes d’autres secteurs d’activités ce qui nous confère quelques rôles fondamentaux peu connus. Il s’agit de notre rôle capital dans ce qui concerne la reproduction sociale. En effet, comme il n’y a pas d’écrits là-dessus, d’aucun ne sait que nous sommes très impliquées en tant que femmes dans l’éducation des enfants, la prise en charge financière de leur scolarité, la contribution financière lors des cérémonies culturelles, religieuses et la prise en charge des problèmes de santé, qui n’épargnent aucune famille. Donc, si nos revenus ne sont plus garantis à cause des changements profonds que j’ai relatés, comment allons-nous continuer prendre en charge ces problèmes? C’est d’ailleurs cela le réel motif de notre initiative avec le GIE que nous avons créé.
MM: Justement, pourriez-vous m’en dire un peu plus ? Quelles actions menéz-vous pour résoudre quel type de problème?
K.S.: La première préoccupation, qui nous a poussées à nous organiser entre femmes est la question du financement de nos activités quotidiennes. En effet, nous avons fait le double constat suivant. Premièrement, les banques traditionnelles (banques commerciales) n’ont jamais accepté de s’adapter aux réalités de la pêche artisanale et ont fait preuve d’un refus à nous régler nos problèmes de financement. Quand elles acceptent, c’est pour nous appauvrir.
Deuxièmement, depuis quelques années des mutuelles de crédit agréées par le Ministère des Finances ont émergé avec un maillage national constaté aujourd’hui. Mais même ces réseaux, dits mutualistes, ne font que nous appauvrir avec des conditions draconiennes d’accès au crédit pour la majorité d’entre elles que nous avons expérimenté. Ces mutuelles appliquent des taux d’intérêt exorbitants avoisinant dans la plupart des cas douze à quatorze pour cent. Nous avons dit assez et avons réussi à mettre en place un fond, alimenté par la contribution quotidienne des membres.
Aujourd’hui, nous disposons de cash permettant aux femmes, en général travaillant en groupe de quatre, d’avoir un capital tôt le matin d’un montant de soixante-dix mille FCFA. Elles peuvent ainsi mener leurs activités et rembourser dès qu’elles auront écoulé leurs produits. Les autres produits que nous offrons à nos membres sont (i) l’épargne scolarité mettant fin définitivement au stress causé par l’ouverture des classes; (ii) l’épargne tabaski qui, comme le nom l’indique, assure presque un an à l’avance l’achat d’un mouton pour le sacrifice à l’occasion de cette plus importante fête musulmane; et enfin (iii) l’épargne assurance maladie qui, faute d’un système plus conventionnel adapté à la pêche artisanale, donne la possibilité des membres de couvrir des frais de santé.
MM: Avez-vous d’autres aspects dont vous voulez parler?
K.S.: Oui, mais très rapidement. Il y’a deux problèmes, que je voudrais soulever. Premièrement, il s’agit de notre difficulté à disposer de manière légale d’un espace où nous pouvons travailler sans être sous la menace permanente d’un déguerpissement. C’est surtout vrai pour les femmes écailleuses et les micro-mareyeuses qui utilisent, faute de moyens plus appropriés, des congélateurs recyclés sans moteurs, juste pour mettre le poisson sous glace, et qui sont dans une situation précaire.
Aussi, il y’a un problème de sécurité pour les écailleuses qui en sortent avec des blessures quotidiennement, faute d’équipements appropriés. Enfin, comme il y’a une classe moyenne venant de la capitale et des quartiers résidentiels, qui aspire à plus de qualité, il nous faut trouver des partenaires à même de nous aider à concevoir des caisses isothermes très étanches à la place des congélateurs et frigidaires récupérés ça et là. Il faut aussi accéder de manière plus facile à la glace, mais malheureusement l’électricité coûte cher. Il faut voir comment on pourrait faire de la glace avec le vent ou le soleil. Si on avait la possibilité de faire un projet pilote et que ça marche, je suis sûre que les autres femmes des autres communautés vont acheter cette technologie, mais il faut d’abord essayer et en faire la preuve. Enfin, il faut à notre avis remplacer les planches de bois sur lesquelles les femmes posent le poisson pour le nettoyer, parce quelqu’un nous a dit qu’au fil du temps, avec l’eau qui est présente en permanence, cela peut être une niche de prolifération de bactéries. Autant à faire!
MM: Khady, je vous remercie.
K.S.: Merci à vous aussi.
Propos recueillis et photos par Aliou Sall. Lisez la suite sur la réunion d'échanges avec les leaders du GIE des femmes.