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L'entretien avec Thomas Grand, Directeur de film

MM: Quel est le parcours qui vous a mené à Kayar ?

 

TG: J’ai réalisé en 2005 un film, produit par le Fonds Mondial pour la Nature (WWF) sur les enjeux de la mise en place des Aires Marines Protégées du Sénégal. Ce film m’a fait découvrir le monde de la pêche artisanale, à travers l’étude de quatre zones de pêches au Sénégal (St Louis, Kayar, Joal-Fadiouth, Kafountine-Abéné).

Kayar m’a beaucoup touché, j’y ai rencontré des mamans, des personnes âgées, des acteurs économiques, administratifs et sociaux, des travailleurs de la mer, des enfants…

Kayar en pleine saison ressemble à une mine, les gens travaillent nuit et jour, mais je me suis interrogé sur la vie de ces enfants âgés parfois même de 6 ans ou moins, que je voyais partir en mer, embarquer sur les sennes tournantes, tous ces enfants qui attendent le débarquement des pirogues pour chiper des poissons en pleine nuit ou en pleine chaleur ; il y a aussi la vie des jeunes filles dans les maisons ou dans les sites de transformation de poissons. Ces questionnements m’ont amené à écrire ce film.

MM: Pourquoi avez-vous choisi la musique de Seckou Keita pour accompagner les images?

TG: J’ai choisi cette musique pour son côté ouvert, sans frontière; l’appel du large, car ce film a été tourné juste après la vague d’émigration clandestine. Ce sont des musiques traditionnelles et créations arrangées par des musiciens sénégalais, égyptiens, et anglais.

Seckou Keïta, c’est un ami de Ziguinchor, un très grand musicien, chanteur, joueur de kora et percussionniste. Pendant le montage du film, je lui ai un jour présenté mon projet et montré les premières séquences du film en musique. Il a apprécié et nous a offert toutes les musiques du film. Je profite de cette occasion pour le saluer et le remercier encore chaleureusement.

 

MM: En regardant ce film intense, on a l’impression que tout le village de Kayar vit une évolution cruciale, cependant, le film montre que cette évolution est vécue différemment par différents groupes d'habitants sans pour autant déjà agencer les compétences des uns et des autres pour une amélioration significative de leurs conditions. Quel est le rôle actuel de ceux qui ont réussi l’émigration?

TG: Tout le Sénégal est en crise, crise sociale, sanitaire, éducative, économique, politique, beaucoup de schémas de vie se sont effondrés ces dix dernières années. Le secteur de la pêche artisanale a été dans un premier temps un secteur refuge, la mer nourricière abritait sous elle de nombreux malaises sociaux. Face à cette nouvelle pression anthropique et industrielle, la ressource a brusquement diminué, et les pêcheurs et travailleurs de la mer se sont retrouvés à devoir faire face à de graves difficultés.

En 2005-2006, plus de la moitié des pêcheurs de Kayar ont franchi ou essayé de franchir les barrières européennes, souvent à multiples reprises. Des Sénégalais candidats à l’exil, les pêcheurs étaient les plus nombreux, car ce sont eux qui emmenaient les pirogues, voyageaient gratuitement ou géraient ce nouveau business. Les pêcheurs n’avaient pas peur de mourir, ils connaissent très bien la mer. Ils n’avaient simplement plus d’espoir au Sénégal.

Ceux qui ont réussi l’émigration contribuent à régler de nombreux problèmes d’argent et allègent le quotidien des familles restées au pays, leur permettent de faire des investissements (achats de terrains, construction de bâtiments, etc….). Cette loterie initiale des candidats à l’exil (refoulé ou accepté….) a eu des conséquences psychologiques fortes pour ceux qui sont restés au pays. L’envie de partir reste aujourd’hui omniprésente chez les jeunes, ils voient chaque jour que certains des leurs arrivent à investir, alors qu’eux triment chaque jour en mer pour des gains incertains et insuffisants….

MM: Mais pourquoi Kayar et pas un autre village?

 

TG: Je souhaitais travailler avec ce film pour créer une plateforme de développement pour ONG’s, coopérations et ministères concernés, faire émerger un débat autour des pôles de développement fondamentaux de cette commune, pour que le film puisse témoigner de la vie de ces familles de pêcheurs et faire entendre leur voix.

Je souhaitais aussi à travers ce film que les acteurs du film puissent eux-mêmes créer un débat autour de leur vie, de leur culture, de leur avenir, de leur commune.

Mon travail est orienté vers le développement local bien sûr, mais Kayar représente aussi toutes ces incertitudes actuelles des zones de pêche artisanale au Sénégal et ces enjeux de développement des communes de pêche au niveau national.

MM: Quelles ont été les réactions locales à Kayar au propos du film?

TG: Il était impensable de diffuser ce film sans avoir organisé au préalable un événement à Kayar. Nous avons donc à l’issue du mixage du film organisé une grande projection de nuit en plein air, avec écran géant, sur le quai de pêche de Kayar. Presque tout le village était présent, ainsi que des représentants de la Cinématographie au Sénégal.

Le film a été bien accueilli je crois, de nombreux villageois nous ont adressé des prières. Le film a été largement copié et diffusé, et tous les acteurs de développement à Kayar ont une copie du film à leur disposition. Plus de 200 copies du film ont été distribuées.

Je tiens aussi à parler de notre regretté père du documentaire africain, Samba Félix Ndiaye, qui avait réalisé en 1977 un film « Gëti Tey » sur les communautés de pêcheurs de Kayar, et qui nous a conseillés et accompagnés tout ou long du montage et au début de la distribution de « Kayar, l’enfance prise aux filets ». Il avait parrainé la distribution du film et était même retourné à Kayar 30 ans plus tard à l’occasion de la projection en plein air. Je lui dédie ce film.

MM: Si vous aviez la possibilité de faire un film sur Kayar aujourd'hui, y-aurait-il beaucoup de différence par rapport au tournage en 2009 ?

TG: J’aurais un souhait, me focaliser plus encore sur des initiatives sociales naissantes (comme par exemple la création d’un jardin d’enfants….) et partir de ces initiatives pour introduire les focales du film, afin que le film ne soit pas qu’un cahier de doléances mais aussi le témoignage d’un engagement humain et social.

MM: Vous avez décroché des prix et des reconnaissances grâce au film « Kayar – l'enfance prise aux filets ». Lequel a été le plus significatif pour vous?

TG: Merci, chaque occasion de parler du film est une victoire pour nous. Depuis 2 ans maintenant, l’invitation au Festival Pêcheurs du Monde (Lorient, mars 2010) a été l’une des meilleures opportunités pour parler des enjeux de Kayar. La projection-débat était une vraie tribune pour Kayar, car l’assistance était composée de professionnels de la pêche, d’organisations de protection de la pêche artisanale, de lorientais…

Nous avons pu parallèlement approcher la mairie de Lorient qui est historiquement liée à Kayar, et nous avons pu discuter autour du film avec le service de coopération de la mairie. Tout est entre leurs mains maintenant. Je tiens à remercier plus particulièrement tout l’équipe du Festival Pêcheurs du Monde, Alain le Sann, Danièle Le Sauce et surtout Lamine Niasse, sans qui tout ceci ne serait jamais arrivé.

Thomas Grand avec le documentariste Samba Félix Ndiaye, peu de temps avant sa disparition

MM: Avez-vous des nouveaux projets en vue ?

TG: Oui, j’ai monté depuis 7 ans maintenant une structure de production audiovisuelle, Zideoprod, spécialisée dans la production et dans la réalisation de films pour structures privées, publiques, ONG’s et coopérations en Afrique de l’Ouest. Nous répondons à des demandes précises autour de programmes de développement.

Parallèlement, je développe actuellement un projet audiovisuel encore dans un village de pêcheurs et encore avec des enfants pêcheurs, mais plus sur l’aspect reconversion et formation professionnelle, à travers un exemple concret, la création et le suivi d’un jardin éducatif (techniques d’agriculture et d’élevage, jardins fruitiers), afin de créer des activités nouvelles pour tous ces jeunes poussés vers la mer. Nous cherchons actuellement l’appui direct de partenaires pour financer ce projet pluriel (film-jardin éducatif).

MM: Alors, un film de l’autre côté du problème – en Europe - est-il envisageable ?

TG: Oui, j’ai souvent pensé à faire un film à partir des pêcheurs partis clandestinement de Kayar vers l’Europe, pour les faire témoigner, faire témoigner ce qui sont restés, comprendre la nature des liens qui se transforment par cette distance et par ces intérêts… Ce film pourrait apporter des réponses aux préjugés et aux questionnements de ceux restés au Sénégal, et une lumière supplémentaire sur la vie et le quotidien des migrants.

MM: merci d'avoir partagé vos vues et projets avec nous.

Propos recueillis par Thomas Zadrozny pour Mundus maris. Thomas Grand vit au Sénégal. Il peut être contacté à l'adresse suivante:

Thomas Grand
Zideoprod
Production Audiovisuelle, Conseil en Communication
BP 24990 Ouakam-Dakar, Sénégal
Tel: 00 221 77 458 65 13
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